vendredi 30 janvier 2015

Les chromos de la rue du Delta





Buste d'Aloys Senefelder sur un immeuble de 1875. Bronze.
Auteur inconnu. 13, boulevard de Rochechouart, IXe ardt.
Où nous remarquons le père de la lithographie statufié sur une façade ; où nous découvrons dans cette façade l'ultime vestige d'une entreprise considérable ; où nous déterrons une affaire de censure, puis découvrons de notre œil de myope quelques restes de l'Égypte autour de la rue du Delta




LITHOGRAPHIE.
 
Ce genre d'impression, inventé au commencement de ce siècle, a remplacé, en plusieurs cas avec avantage, tant à cause de la célérité que du bon marché de son exécution, la taille-douce, la gravure sur le bois et la typographie elle-même. Elle est d'une grande utilité surtout pour les impressions en couleur qui exigent la rapidité dans l'exécution jointe à la modicité du prix. La lithographie fut découverte, vers 1796, par le Bavarois Senefelder. C'était un assez médiocre auteur dramatique, dont les éditeurs repoussaient les productions, et qui, voulant se passer d'eux, rêvait de suppléer à l'impression typographique par la gravure. Ses essais sur cuivre achevèrent de le ruiner et il essaya alors de se servir d'une pierre commune.en Bavière et qui ne se trouve que là, la pierre de Solenhofen, une pierre lisse, susceptible d'un beau poli et facilement attaquable par les acides. Il poursuivait ses recherches de ce côté, sans grand succès, lorsque le hasard le servit. Il a raconté lui-même qu'ayant à écrire une note de sa blanchisseuse, et ne trouvant pas de papier sous la main, il l'écrivit sur une pierre qu'il était en train de polir, avec une encre chimique de sa composition, qui était un mélange de cire, de savon, de gomme laque et de noir de fumée. En passant ensuite de l'eau-forte sur les caractères pour voir ce qui adviendrait, il s'aperçut que la pierre baissait de niveau sur tous les points, hors ceux que l'encre avait touchés et que l'on obtenait ainsi l'écriture en relief.
(…)
Ses voyages à Munich, à Vienne, a Londres et Paris répandirent très rapidement la connaissance de l'art nouveau ; toutefois, il ne divulguait ses secrets qu'à peu de personnes, et il fallut les deviner ou reconstituer une à ne toute la série de ses expériences. Pendant longtemps, il n'avait cherché à obtenir qu'une impression lithographique des caractères ; il montra même à Paris, lithographie de cette sorte, l'ouvrage qui avait été la cause première de ses recherches. Mais il ne tarda pas à s'apercevoir que sa découverte était bien plus merveilleuse encore, appliquée au dessin, et c'est à cette application que tendirent tous les efforts des artistes français.
(…).
En 1818, le gouvernement français prodigua à la Lithographie beaucoup d'encouragement. Elle prit alors un développement immense. Artistes, amateurs, gens du monde accueillirent cet art nouveau comme une merveille. Les Tuileries eurent leur presse lithographique. La duchesse de Berry, avant 1830 duc d'Orléans, sous le règne de Louis-Philippe, aimaient beaucoup à dessiner sur pierre.
(…)

Grand dictionnaire universel du XIXe siècle : français, historique,géographique, mythologique, bibliographique.... T. 10 L-MEMN / parM. Pierre Larousse. Paris,1866-1877





Aloys Senefelder (1771-1834). Lithographie de Franz Hanfstaengl (Deutsche Nationalbibliothek).
C'est de ce portrait que semblent provenir toutes les représentations du créateur de la lithographie. 





Lithographie.

C'est à proprement parler l'art de d'écrire, de dessiner, de graver sur une pierre quelconque, mais on a donné plus particulièrement ce nom à l'art d'imprimer à l'aide d'un nouveau procédé inventé par Senefelder Bavarois vers l'année 1796 les dessins et les écritures tracés avec un corps gras et une pierre calcaire appelée, pour cette raison pierre lithographique.

Voici la manière générale d'opérer :
1° On prend une pierre calcaire d'une pâte fine et uniforme et dont les deux faces opposées sont parfaitement planes. L'une des deux surfaces est brute et l'autre est unie avec une pierre ponce, sans être polie ; on écrit sur la surface unie à l'aide d'une plume d'acier trempé avec une encre grasse liquide et miscible à l'eau (voyez ENCRE lithographique)
2° Pour dessiner on forme sur la surface de la pierre des cavités ou grains réguliers avec du sable fin que l'on écrase avec une seconde pierre que l'on frotte dessus et l'on dessine sur la surface grenue avec un crayon gras.
3° Lorsque l'écriture ou le dessin au crayon est terminé, on en fixe l'empreinte par un lavage superficiel à l'eau de gomme rendue acide par une petite quantité d'acide nitrique ou d'acide hyperchlorique ou d'un sel neutre soluble tel que le nitrate ou l'hydrochlorate de chaux etc. Le lavage a pour effet comme nous l'expliquerons plus loin, de rendre le dessin insoluble, de pénétrer la portion non dessinée de la pierre et de la rendre incapable de recevoir et de retenir facilement les corps gras, mais susceptible au contraire de retenir l'eau.
Pour imprimer, on place la pierre dans une espèce de caisse appelée chariot où elle est maintenue solidement à l'aide de vis en fer ou de coins en bois ; on la mouille avec de l'eau propre et l'on enlève ensuite l'écriture faite à l'encre grasse avec de l'essence de térébenthine.
5° On humecte à nouveau très généreusement la surface de la pierre avec une éponge fine et de l'eau propre qui est imbibée et retenue sur la portion de la pierre qui n'a pas reçu de dessin.
6° On étend aussitôt avec un rouleau élastique, recouvert d'un manchon en cuir, de l'encre ordinaire d'imprimerie (voyez ENCRE d'imprimerie lithographique), qui ne se fixe point sur la partie humide et qui s'attache seulement sur l dessin qui a été tracé à l'encre ou au crayon gras.
7° L'encre d'imprimerie étant ainsi distribuée convenablement et proprement sur tout le dessin, on place une feuille de papier blanc un peu humide sur la surface de la pierre.
8° On recouvre cette feuille d'une seconde dite de maculature, et on pose dessus un châssis en fer garni d'un cuir fort qui est bien tendu sur les deux cotés opposés et parallèles.
9° On soumet la pierre, ainsi disposée, à la pression d'un rouleau ou d'un rateau en bois qui agit perpendiculairement sur la surface ; la pierre glisse et frotte sur ce rateau lorsqu'on imprime le mouvement rectiligne au chariot.
10° Enfin on enlève la feuille de papier qui a happé le corps gras qui offre ainsi la reproduction identique du sujet tracé sur la pierre.

Dictionnaire des arts et manufactures, de l'agriculture, des mines, etc. :description des procédés de l'industrie française et étrangère.Tome 2 / Laboulaye, Charles Paris, 1870-1873




Inventeur de la lithographie, Senefelder n'a pas échappé au chromo (abréviation de chromo-lithographie)...



... Chromo dont la maison Appel s'était fait une spécialité






Publicité pour la maison Appel parue dans l'Annuaire de la Presse de 1880. "Cinq vastes bâtiments de plusieurs étages sont affectés aux ateliers où fonctionnent sans interruption 15 presses mécaniques, 50 presses à bras, Laminoirs Balanciers Outils pour découper, rogner, presser, etc. Les dessins ci-contre annoncent à peine l'importance de ces ateliers ce n'est qu'en les visitant qu'on peut se faire une idée du matériel immense qu'ils occupent et du nombreux personnel d'Ouvriers, Commis & Artistes dont le concours permet d’exécuter vite et bien les commandes les plus considérables." L'entreprise avait son adresse du côté de la rue du Delta, mais la "façade noble" avec le buste de Senefelder, se trouvait côté Boulevard de Rochechouart. Les bâtiments comprenaient aussi des locaux pour le personnel. L'entreprise fait faillite en 1905.





NÉCROLOGIE

F. Appel, le lithographe si connu, est mort le 9 octobre. Né à Cobourg en 1821, il s'était fait naturaliser en 1858. C'était un de nos imprimeurs les plus intelligents et les plus actifs. Après avoir fait de fortes études commerciales, il vint à l'âge de vingt ans à Paris pour compléter son instruction, et dès 1846 il fonda rue Saint-Joseph une maison qui, grâce à l'énergie de son chef, acquit bientôt une grande importance. 
F. Appel n'était pas seulement un grand industriel, c'était encore un artiste plein de talent et de ressources, très chercheur, et sachant toujours suivre et quelquefois précéder les progrès incessants de la lithographie. Il savait encourager les inventeurs, les novateurs, et tous ceux qui cherchent leur voie hors du sillon ordinaire. Nul plus que lui n'a contribué par ses découvertes et par l'application à lancer la lithochromie dans l'industrie ; on peut, avec les chromo-lithographies qu'il a éditées pour le commerce faire l'album le plus curieux qui existe ; il savait donner un cachet artistique aux chromos les plus modestes. Ses travaux industriels ne l'empêchaient pas de s'occuper d’œuvres d'art : en 1878 il exposa au Champ de Mars un missel qui lui mérita une des plus hautes récompenses ; dans nos différentes expositions il obtint vingt-deux médailles et cinq diplômes d'honneur. Les abonnés de l'Annuaire ont pu remarquer les charmantes chromo-lithographies que M. Appel a fait spécialement pour l'Annuaire de la Presse, entr'autres celle qui représente la Publicité dans les rues de Paris en 1880 ; il était aussi l'auteur d'une grande affiche sur la Publicité, exécutée d'après nos indications et qui obtint un très grand succès.
 

L'annuaire de la presse, 1883.





Chromolithographie de la maison F. Appel parue dans l'annuaire de la presse en 1880. On voit la version originale de la Gare du Nord d'Hittorff.









De part et d'autre du buste de Senefelder les enfants illustrent les aspects artistique et technique de la lithographie. L'un dessine tandis que l'autre tient en main le fameux rouleau couvert de cuir, puis de caoutchouc, qui étale l'encre sur la pierre. Façade du 13 Bd de Rochechouart, IXe ardt.






TRIBUNAUX

8 mai 1891


Les affiches obscènes.
On sait qu'à la suite de nombreuses plaintes portées au parquet à propos des affiches obscènes, un colleur de ces affiches fut arrêté au moment où il en apposait sur les murs. Ce fut le point de départ de poursuites correctionnelles.
Hier donc comparaissaient devant la 9e chambre, sous prévention d'outrages aux bonnes mœurs M. Margat, entrepreneur de l'affichage, comme prévenu principal, et comme complices MM. Duez, directeur de la maison Bonnard-Bidault, Minguy, directeur du journal Fin de Siècle ; Parrot, lithographe, Delanguy, imprimeur, puis deux artistes, MM. Lévy et Choubrac.
Il y a quatre affiches incriminées, l'une, commerciale : L'Amarante Bitter ; deux du théâtre des Folies-Bergère : le Roi s'ennuie et Ilka-Demynn, la quatrième, intitulée : Paris fin de siècle.



Ilka De Mynn. Affiche d'Alfred Choubrac, 1891. Chromolithographie Appel.
La firme avait été reprise par Parrot après la mort d'Appel. (Gallica.bnf.fr)




Tous les prévenus allèguent leur bonne foi ; pour les affiches des Folies-Bergère, le sujet n'est que la reproduction photographique d'une des scènes du ballet. Or, la censure a vu le ballet en costumes : les affiches sont restées trois mois et demi apposées : on n'a donc pu supposer qu'elles eussent un caractère obscène.
M. le président Toutée. – Mais, sur la scène, les femmes ont des maillots et, sur les affiches, on ne peut supposer que la chair ; il y a bien une gaze étoilée qui couvre une partie du corps, mais les étoiles sont si écartées l'une de l'autre et la gaze est si transparente, que cela équivaut au nu. 


Le Roi s'ennuie. Affiche d'alfred Choubrac (?),1890. Chromolithographie Appel



A cette objection que l'affiche a été portée à la préfecture de police et a été rendue sans observation, M. le président répond qu'autrefois il fallait une autorisation préalable ; aujourd'hui, elle n'est plus exigible et personne n'a le droit d'autoriser des affiches.
M. le substitut Sauvajol a soutenu la prévention.
Nous avons aujourd'hui, dit-il malicieusement, cette rare bonne fortune d'avoir, faisant un procès de presse, la presse avec nous. A part, en effet, trois ou quatre feuilles dont l'opinion ne compte pas et qui, en défendant la thèse contraire, ont l'air de présenter un plaidoyer pro domo suâ, la presse a été unanime à réclamer une répression contre l'obscénité qui s'étale grandissante sur les murs, et le ministère public peut dire que son réquisitoire s'est trouvé fait à l'avance par les journaux.
M. le substitut Sauvajol fait connaître qu'une foule de plaintes sont arrivées au parquet à ce sujet.
Je mets en fait, poursuit-il, que, répandues par centaines sur les murs, ces affiches sont de nature à révolter toute personne de pruderie moyenne. Deux d'entre elles ont été commandées pour un théâtre dans une préoccupation tout autre sans doute que celle d'élever l'esprit. Une troisième sert de réclame à une boisson apéritive et hygiénique, peut-être plus apéritive qu'hygiénique. (Rires.) Où sont là, je le demande, les nécessités esthétiques ? Où est l'erreur de bonne foi commise par l'artiste qui s'est laissé égarer par la recherche du beau? Et quand même il s'agirait d'une question d'art, nous dirions encore qu'il y a un intérêt supérieur à l'art, si élevé qu'il soit, c'est celui de la morale.
Nous poursuivons donc, au nom de la liberté, au nom de la liberté de la rue. Certes, dans un musée, certaines attitudes peuvent être de nature à offenser les regards mais on est libre, du moins, de n'y point aller. Il n'y a pas moyen, au contraire, d'éviter l'affiche colossale qui s'étale sur les murs. C'est le viol brutal, effronté, des yeux. Et c'est cette entreprise contre le droit qu'a chacun de passer dans la rue sans être blessé dans ses convictions les plus respectables que nous avons voulu déférer à votre sévérité.
(...) 


Le Temps, 8 mai 1891




Fin de Siècle affiche d'Alfred Choubrac, 1891. Chromolithographie Appel. Affiche censurée. (Gallica.bnf.fr)




Fin de Siècle; Affiche d'Alfred Choubrac, 1891. Chromolithographie Appel. Affiche refusée par le journal. (Gallica.bnf.fr)



Fin de Siècle; Affiche d'Alfred Choubrac, 1891. Chromolithographie Appel. Affiche prude. (Gallica.bnf.fr)




Affiche d'Alfred Choubrac, 1891. (Gallica.bnf.fr)


P.S. En furetant autour des anciennes imprimerie Appel notre oeil de myope a remarqué quelques autres singularités architecturales qui n'entrent pas dans ce post.
Pour l'origine du nom "rue du Delta" nous vous renvoyons à ce billet fort intéressant sur le Jardin du Delta et les Promenades égyptiennes avec leurs Montagnes égyptiennes moins connues que les Montagnes Russes de Belleville.



Le cinéma Le Louxor a été bâti sur l'emplacement du Jardin du Delta. 170 bd Magenta Xe ardt.



Le 166, rue du Faubourg Poissonnière (IXe ardt.) qui fait face à la rue du Delta porte un Égyptien sur sa façade.



Les immeubles du 9, boulevard de Rochechouart, jadis Carrefour du Delta, portent cet oeil d'Osiris qui m'a longtemps intrigué.




La Chromolithographie

L'histoire détaillée de l'affiche censurée : Les affiches affiches illustrées / Ernest Maindron, 1896

F. Appel et Parrot sur Gallica



Il faut rendre à Musard ce qui est à Musard ! C'est Louis Musard  l'auteur de cet article, malgré ce qui est porté ci-dessous, suite à une erreur de manipulation irrattrapable sur le blog.



3 commentaires:

  1. C’est un billet très éducatif ! Je ne savais pas que la lithographie avait été découverte par ce monsieur. J’ai plusieurs lithographies sur nos murs – une seule française que j’ai acheté il y a de nombreuses années (de Bernard Buffet.) Ce buste se trouve au deuxième étage de l’immeuble, non ? J’habitais pas très loin du Bd Rochechouart, car mon métro était Anvers.

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  2. Au deuxième étage, en effet. Je suis bien souvent passé devant sans le remarquer.

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  3. Bonjour je decouvre aujourd'hui votre blog ! Merci pour toutes recherches. les deux articles que j'ai lu sont remarquables .

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