vendredi 17 janvier 2014

Un sculpteur



Sculpture ornementale de Paul Le Bègue, 1897. 3, rue Eugène Carrière, XVIIIe ardt.



Où nous rencontrons le statuaire Paul Le Bègue au sommet de la tour Saint-Jacques, et où, à travers lui, nous rendons hommage aux innombrables sculpteurs qui animèrent les façades de feuilles, de fleurs, de grecques, de cariatides, d'atlantes et de mascarons.






LES VÉTÉRANS DE L'ART : Un sculpteur de cathédrales

C'est le statuaire Paul Le Bègue, qui, actuellement, restaure les ornements de la tour Saint-Jacques et de Saint-Germain-l'Auxerrois.

Dans l'enchevêtrement des madriers énormes qui vêtent la tour Saint-Jacques d'un manteau de charpenterie, on aperçoit à deux cents pieds au-dessus du sol une étroite plate-forme sur laquelle se tient un homme dont on ne distingue que malaisément la silhouette.
Mais quand on a grimpé l'interminable escalier à vis qui permet, d'accéder à la plateforme supérieure quand, parvenu au sommet de la tour, on se perche par-dessus te garde-fou de la balustrade pour apercevoir cet homme, on ne peut se défendre d'un frisson, de vertige.
Cependant, paisible, sur le mince plancher qui le sépare du gouffre, l'homme entrevu taille, à petits coups de ciseau, le mufle grimaçant d'une guivre ou fouille délicatement les détails d'un chou frisé, tout en fumant une petite pipe de racine de bruyère. Il a les cheveux blancs la moustache dure jaunie de nicotine, l'œil rieur, très doux, la main fine. C'est le statuaire Paul Le Bègue, élève de Viollet le Duc et de David d'Angers qui, presque octogénaire, taille encore des images de pierre, d'une main alerte et vigoureuse.
Le père Le Bègue, comme on l'appelle affectueusement dans le monde des arts, est né à Paris, le 14 février 1833. Il a donc actuellement soixante-dix-sept ans, bien sonnés...
Je suis allé, l'autre jour, l'interviewer, au sommet de la tour, au pied du Saint-Jacques de pierre qui, son bourdon de pèlerin au poing, semble contempler l'immense cité couchée à ses pieds, dans la brume et la fumée...
Paul Le Bègue est demeuré alerte et gai, d'une bonne gaîté verbeuse, gauloise, qui niche un sourire au coin de chacune des belles rides qui caractérisent sa face de brave homme.
Et, très simplement, le bon statuaire m'a raconté sa vie. 




– Mon père était sculpteur et fils de sculpteur lui-même. J'ai de qui tenir. A dix ans j'ai modelé mes premiers bonshommes. A quinze ans je dégrossissais les blocs que taillait mon père ; tenez, là-bas, à Notre-Dame, à nous deux, sous la direction de Viollet-le-Duc, nous avons refait tous les pinacles du chœur, rajouté un bras par-ci, une jambe par-là, rafistolé une tête ou une robe... J'ai vécu quinze années de ma vie sur les échafaudages de Notre-Dame... Je ne le regrette pas... En ai-je taillé du caillou sur cette belle vieille-là !
Du geste, il désigne la métropole, debout, dans sa robe grise, ajourée et orfévrée, parmi la brume légère, au bord du fleuve grossi par les eaux des pluies.
Et puis j'ai vécu cinq ans au Louvre aux côtés de Carpeaux, quand on a reconstruit le Pavillon de Flore... Là aussi, on a fait du bon travail... Là aussi, en regardant, avec passion l'œuvre des anciens maîtres, j'ai appris quelques petites choses, et j'ai su je crois les mettre à profit... Et puis après cela j'ai refait une partie des sculptures du Carmel de Meaux, dans des conditions telles que je m'attendais a tout instant à piquer une tête sur le pavé. Les échafaudages étaient bien montés, mais tout à fait insuffisants si bien que lorsqu'il fallut sculpter les clochetons, tous mes aides refusèrent de grimper à mes côtés. Je terminai le travail seul... J'étais à la foi architecte, peintre et sculpteur... Et l'on ne me paya que fort mal, par-dessus le marché. Bah! c'est de l'histoire ancienne
Entre temps, je travaillais un peu pour moi, beaucoup chez Viollet-le-Duc, qui m'avait pris en amitié et chez David d'Angers, à qui je dois de savoir convenablement ce que mon métier d'ornemaniste offre de ressources. J'ai exécuté, pour le compte de l’État, la réfection presque totale des décorations sculpturales du bel hôtel de Choiseul-Praslin, rue Saint-Romain, qui est maintenant le siège administratif de la caisse nationale d'épargne ; la restauration d'une partie des sculptures du château de Saint-Germain, celle de l'hôtel du marquis d'Osma, place des États-Unis ; j'ai exécuté une partie des sculptures de l'hôtel de ville de Meaux, la salle des mariages de l'hôtel de ville de Saint-Germain. Me voici pour moment attelé à la restauration des grandes figures de rois et de saints qui décorent la tour de Saint-Germain-l'Auxerrois, et à la réfection des gargouilles et des ornements qui, sur la tour Saint-Jacques, ont souffert des intempéries... 


Mascaron. Sculpture de Paul Le Bègue, 1903. 2, rue Mizon, XVe ardt.

 
– Vous aimez votre art, monsieur Le Bègue !
– Oui, monsieur! si j'avais travaillé pour des particuliers comme j'ai travaillé pour l’État et pour quelques municipalités... Je serais riche... et je ne le suis pas... Mais c'est un métier amusant que le mien. Je vois d'admirables choses exécutées avec une conscience merveilleuse et une science devant laquelle on demeure bouche bée...
Tous ces ornements, toutes ces figures que je retaille à mon lour ont été conçues et exécutées avec le plus grand, le plus pur respect de l'art. Je m'efforce d'égaler ces maîtres anonymes, qui m'ont donné l'enseignement le meilleur et les plus belles joies. J'ai pour quatre ans de travail, au moins, dans mes deux « chantiers » Je suis heureux de faire cela. Après, on verra!



Cariatides engaînées de Paul Le Bègue. 16, rue Bouchut, XVe ardt.


Le père Le Bègue s'est levé. Il va jeter un coup d’œil sur son ouvrage, cligne de l'œil, rallume sa pipe et rit de contentement. Il boite un peu, et comme je l'observe, il me dit gaîment
– Vous avez remarqué ma boiterie. C'est un souvenir de la guerre!
– Vous avez été blessé ?
– Franc-tireur de la Seine ! J'ai écopé d'un coup de sabre dans la mâchoire en faisant un espion prisonnier... Pendant les combats sur la Marne, en décembre, un jour que j'étais dans les trous-de-loup, en face de Nogent-sur-Marne, j'ai eu le dos et les reins pelaudés, à vif, par un culot d'obus !... En janvier 71, à peine remis de ma blessure, j'ai eu la cuisse gauche brisée par une balle et j'ai reçu un autre pruneau dans le gras du bras... Enfin, pendant la Commune – on m'avait promu lieutenant de la garde nationale – j'ai reçu une balle de revolver dans la main droite, balle qui, par miracle, ne fit que traverser les chairs, entre le pouce et l'index! Voilà tout. J'ai toujours échappé par miracle. Tenez, quand, en 1860, je travaillais au Louvre, quatre de mes camarades et moi-même fûmes précipités, d'une hauteur de douze mètres, sur... le pavé de la cour. Logiquement, nous devions nous tuer. Pas du tout. Nous eûmes la veine de dégringoler sur le toit d'une baraque de planches et nous nous en tirâmes, mes compagnons et moi, avec des bleus et des bosses par tout le corps, une courbature effroyable, mais rien de cassé. Il lance une mince bouffée bleue vers le ciel.
– Oui, murmure-t-il, j'ai un peu travaillé dans ma vie.
– Mais vous n'avez pas travaillé qu'à restaurer des cathédrales ou des châteaux ?
– Non. J'ai sculpté la décoration de l'Académie de médecine, ce qui m'a valu la rosette d'officier de l'Instruction publique j'ai ciselé les mâts de bronze de la place de la République. J'ai exécuté une cheminée monumentale, dans le vieux château de l'Isle-Armantières, en Seine-et-Marne, et fait le maître-autel des Carmes de Passy... J'ai, à Caracas, le monument de Gusman Blanco celui de Bolivar à Bolivarville ; un groupe monumental en bronze la Paix dictant ses bienfaits à l'Histoire, érigé à Para. au Brésil. J'étais un ami intime de Gambetta et j'ai fait son médaillon, et la médaille de son convoi funéraire. Mais, je vous le répète, tout cela ne m'a pas enrichi, et cependant.



Visage d'homme, feuilles de chêne et glands. Sculpture de Paul Le Bègue, 1901. 50 boulevard de Vaugirard, XVe ardt.


– En ai-je donné des coups de maillet. J'ai élevé trois enfants...
– … Et quatre orphelins que vous avez recueillis, dotés, établis, avec la sollicitude la plus tendre... Vous avez été volé et ruiné, par un entrepreneur sans scrupules, qui vous a entraîné dans sa faillite. Je sais cela, monsieur Le Bègue... Je sais aussi que vous avez été la providence jamais bougonne ni tatillonne d'une quantité de jeunes gens qui vous ont paye, pour la plupart d'ingratitude...
– Qui vous a raconté tout cela ? dit le vieux statuaire, stupéfait.
– Est-ce vrai ?
Oui... Bah ! Je ne regrette rien... J'ai quelques bons amis, une bicoque là-bas, à Clamart, mes enfants qui m'aiment et me le prouvent en travaillant de tout leur cœur. J'ai encore la main sûre bon pied -- malgré ma boiterie -- bon œil... J'entends clair et je crois raisonner de même... Mon lot n'a pas été le plus mauvais... Là-dessus, monsieur, puisque la pluie a cessé et que le soleil luit un brin, je vais me remettre à ma « guivre ». Il ne faut pas laisser l'ouvrage en plan. Au plaisir. Il me serre la main, puis coiffé de son béret bleu, sa pipette rebourrée aux dents. le bon tailleur d'images se remet au travail.
Tel est Paul Le Bégue, le dernier des sculpteurs de cathédrales. On prête à M. Dujardin-Beaumetz l'intention de mettre à la boutonnière de ce brave homme, qui est aussi un homme brave et un statuaire de talent, un petit bout de ruban rouge... Nulle croix n'a été plus méritée que celle-là, nulle, dans le monde des sculpteurs, ne serait mieux accueillie. Cette croix, Paul Le Bègue l'attend depuis 1885.
Ne pourrait-on pas la lui donner ?

Jean CLAUDE. 

Le Petit Journal, 16 mai 1910 


La façade du 11 bis, rue César Franck, XVe ardt, est couverte de sculptures de Paul Le Bègue. 1905. Les architectes Noël et Gaston Martin l'avaient déjà employé pour les immeubles des rue Mizon et Brown-Sequard 

 
On y trouve quelques motifs moyenâgeux, souvenirs de son expérience de restaurateur. 11 bis, rue César Franck, XVe ardt.




2 commentaires:

  1. Bonjour,
    Je suis brésilien et chercheur de l'histoire de l'art sur ​​Amazon. Cette semaine, j'ai eu l'agréable surprise de trouver dans le jardin botanique de la ville de Belém do Pará, dans la forêt amazonienne, un travail de Paul Le Bègue.
    Il est intégré à un monument conçu par l'artiste français Maurice Blaise sculpture.
    J'ai repéré la signature de Le Bègue le corps de l'une des figures de bronze produites en 1906.
    A la recherche d'informations sur Le Bègue trouvé votre blog sur Internet.
    Pour un chercheur comme moi est toujours très excitant de pouvoir se connecter Amazon Europe ou ailleurs dans le monde.
    Je suis prêt à établir un échange pour mieux comprendre comment ce travail est venu à Le Bègue Amazon. Et comment l'art est venu à Paris une ville dans la forêt.
    Satisfaction de savoir votre blog.
    Ednaldo Britto
    brittoednaldo@gmail.com
    Brésil

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  2. Bonjour,
    Je n'ai pas beaucoup de renseignements sur Paul le Bègue (1833-1928) qui est un sculpteur tout à fait mineur. Je peux juste vous donner ces informations trouvées sur Gallica : il était républicain, il a réalisé de nombreuses sculptures et restaurations d'oeuvres, il a fait un médaillon pour le républicain Gambetta en 1888, une statue du républicain Baudin érigée dans la ville de Nantua (1888), un médaillon pour le général de Miranda (Vénézuélien) qui doit se trouver aux Invalides. L'oeuvre qui vous intéresse est indiquée dans : http://www.e-monumen.net/index.php?option=com_monumen&monumenTask=monumenDetails&monumenId=11691&Itemid=19. Le commentaire semble indiquer (je devine sans parler le portugais) que cette oeuvre est inspirée de la Fontaine Medicis du jardin du Luxembourg à Paris. J'en doute. http://www.e-monumen.net/index.php?option=com_monumen&monumenTask=monumenDetails&monumenId=11691&Itemid=19
    Bonne recherche

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