vendredi 12 août 2011

Phaéton

Monument à Léon Serpollet. Marbre de Jean Boucher, 1911. Place Saint-Ferdinand, XVIIe ardt

Où le premier véhicule automobile autorisé à rouler dans Paris est le premier véhicule automobile volé.



La Nature, n° 918. 3 janvier 1891

Au bas de notre rue, sur la place, nous avions la statue de Serpollet. C'est un beau monument de pierre ; la brise souffle dans les cache-poussière, ce qui donne un effet de vitesse ; des personnages des deux sexes saluent celui qui conçut la chaudière à vaporisation instantanée en écumant son pot-au-feu, celui qui parcourut le premier la distance de Paris à Saint-Germain-en-Laye au volant d'un tricycle à vapeur : Serpollet. Un monsieur à barbe et à faux-col raide se précipite avec nervosité au-devant du véhicule, au risque de se faire broyer par le monstre dont le conducteur ne paraît plus être le maître.

Le Tout sur le tout. Henri Calet, 1948

Saint Christophe protégeant un coureur automobile. Fresque sur ciment d'Henri-Marcel Magne. Env. 1925. Église Saint-Christophe de Javel. Rue Saint-Christophe, XVe ardt




UNE AVENTURE ÉTRANGE


Cette voilure fut quelque temps après l'involontaire héroïne d'une aventure unique, croyons-nous, dans les annales de l'automobile. Elle fut volée par des gens qui n'étaient pas des voleurs et conduite par ces mêmes gens qui ne savaient pas conduire !
Serpollet s'était servi de sa voiture un soir pour se rendre chez des amis du boulevard Voltaire. Pendant que l'on dînait, elle stationnait à la porte, tout allumée. Tout à coup, la concierge accourt effarée et dit :
— Monsieur, votre voiture est partie, des hommes sont montés dessus et l'ont emmenée !
Pour comprendre l'étonnement de Serpollet à ce moment, il faut songer qu'il n'y avait alors dans Paris que cette unique voiture en circulation, et que, par conséquent, nul autre que lui ne savait la conduire. Il courut sur le boulevard et vit en effet son véhicule qui filait au loin, vers la direction de la place de la République. Serpollet s'élança à sa poursuite, ayant eu, en une seconde, la vision complète de toutes les graves conséquences de cette aventure inexplicable. En effet, les gens montés sur la voiture pouvaient, ou tuer quelqu'un sur leur passage, ou se tuer eux-mêmes en broyant la voiture. Quel fait divers pour le lendemain ! mais aussi quel désastre ! L'excellent constructeur se voyait déjà privé de son autorisation de circuler, rendu responsable des accidents survenus et surtout pressentait l'anéantissement de toutes ses espérances industrielles.
Toutes ces réflexions, bouillonnant en tumulte dans sa tête lui donnaient des ailes, mais, malgré cela, il ne rattrapait pas la voilure qui courait au loin. A bout de souffle, il dût s'arrêter, plein de rage impuissante, lorsque, ô chance ! à ce même moment, il vit la voiture faire un virage et revenir sur ses pas, dans une rue parallèle. Serpollet courut se poster dans celle rue, n'ayant plus qu'à attendre. La voiture arriva un instant après. Elle était occupée par trois individus. Dès qu'elle fut à sa hauteur, Serpollet se jeta sur le frein et fit agir le régulateur, amenant ainsi un arrêt immédiat, et alors... dans un besoin de détente pour ses nerfs, il tomba, malgré lui, à bras raccourcis sur celui qui tenait la direction. Or, le conducteur improvisé, loin de riposter, restait muet, immobile et semblait dire : « merci... encore... ». C'était pour lui la délivrance! En effet, on verra plus loin pour quelles raisons il estimait que son agresseur venait de lui sauver la vie.
Mais tout cela ne s'était point passé sans que la foule. s'ameutât et surtout sans que les agents n'intervinssent. Ceux qui s'approchèrent jugèrent la chose grave et conduisirent tout le monde au poste de police voisin ; là, le brigadier de service ayant entendu le récit des faits, déclara qu'il ne pouvait que retenir au poste, jusqu'au lendemain malin, les auteurs du délit, demandant à Serpollet de venir à ce moment faire sa déposition devant le commissaire de police. C'est là qu'on apprit que nos trois coupables étaient des plus à plaindre ; voici, en effet, ce qui s'était passé : sortant un peu gais, de chez le marchand de vins, ils s'étaient installés dans la voiture. Des gamins, trouvant le jeu amusant, avaient poussé la voiture, mais bientôt les choses s'étaient mises à marcher au delà de leur gré à tous. La pompe automatique, mise en mouvement, avait envoyé de l'eau dans les tubes vaporisateurs, la vapeur s'était produite, et le moteur, petit à petit, s'était mis en marche, si bien que tout à coup la voiture était partie, emportant nos automobilistes malgré eux, à une allure toujours croissante. Vous pouvez juger de leur inquiétude à tous les trois ; eux aussi se demandaient anxieusement comment finirait l'aventure. L'un d'eux (cycliste à coup sûr), adroitement, tenait la barre ; mais là s'arrêtait sa science. Il voyait bien à sa portée des manettes, des pédales, des robinets, mais tous ces organes lui semblaient autant d'ennemis inconnus auxquels il se serait bien gardé de toucher. C'est pour cela qu'il avait reçu avec un air de telle reconnaissance les inconscients et bienheureux coups de poing de la délivrance. Aussi, se rangeant à l'avis du commissaire de police, Serpollet estima que les malheureux, qui tous les trois étaient mariés et avaient passé une nuit au poste, loin de leurs épouses, étaient suffisamment punis.
Ils avaient cependant absolument conscience de leur imprudence et remercièrent chaudement Serpollet de leur avoir rendu la liberté.
Ce furent, évidemment, les premiers martyrs de l'automobile. Honorons aujourd'hui publiquement leur obscure mémoire !



La Croix. 17 avril 1891
Hôtel Mercédes. Sculpteur : Sicard. Env. 1905. 9, rue de Presbourg, XVIe ardt


INAUGURATION DU MONUMENT SERPOLLET

L’inauguration du monument érigé à la mémoire de Léon Serpollet sur la place Saint-Ferdinand-des-Ternes, a eu lieu le 16 juin, à dix heures du matin.

La cérémonie était présidée par M. Pierre Baudin, sénateur, ancien ministre.

Après la remise du monument à la ville de Paris par M. Archdeacon, président du Comité, M. Félix Roussel, président du Conseil municipal, a prononcé le discours suivant :

Messieurs,

Au nom de la ville de Paris, je prends possession du monument que le souvenir pieux de ses amis consacre à Serpollet. La nature jalouse s’est fait un jeu cruel d’arrêter, bien jeune encore, dans sa marche victorieuse, celui qu’elle s’était plu à parer de tous les charmes du coeur et de toutes les grâces de l’esprit, comme elle l’avait doué de toutes les forces de l’intelligence créatrice. Serpollet survivra, là, pour tout ceux qui, l’ayant connu, l’ont aimé ; mais, pour la grande foule inconsciente qui regarde et qui passe, ce monument signifiera plus qu’un souvenir et qu’un nom ; symbole de l’un des plus puissants efforts du génie humain pour asservir a nature rebelle, il restera, dans l’avenir, comme l’apothéose de l’automobile.

Depuis près d’un siècle, avec des intermittences de découragement et d’indifférence, on tentait d’approprier à la route ces machines automotrices qui triomphent sur le rail et les chemins de fer. Les déceptions avaient été telles que, il y a moins de vingt ans, il était permis, même aux plus hardis, de douter de l’avenir d’un mode de locomotion qui n’était alors qu’un sport dangereux. Le générateur à vaporisation instantanée, par la sécurité qu’il donnait, fut le progrès initial qui entraîna tous les autres. Des moteurs nouveaux seront bientôt trouvés qui supplanteront celui-là. N’importe ! l’invention de Serpollet, jointe à d’ingénieuses combinaisons qui rendirent maniable un instrument indocile et fruste, la grande trouvaille de principe et les menues trouvailles de détail, tout cela ouvrit la voie à ceux qui ont suivi. Et l’homme qui peut revendiquer la randonnée de Paris-Lyon, en 1890, et les record des 120 kilomètres, en 1902, mérite, sans conteste, la gloire qui auréole le front des précurseurs.

(...)



Hôtel Mercédes. Sculpteur : Gasq. Env. 1905. 9, rue de Presbourg, XVIe ardt


M. Pierre Baudin, sénateur, ancien ministre, s’est exprimé en ces termes :

Messieurs,

Il faut féliciter les amis et les camarades de lutte de Léon Serpollet d’avoir porté si haut le culte de sa mémoire qu’ils aient voulu faire revivre sa douce et belle figure sur cette place populaire. Il faut féliciter plus encore l’artiste qui a si heureusement réalisé leur dessein et qui nous permet aujourd’hui, d’un cour pleinement satisfait et comme en accomplissant un rite de la plus haute religion humaine, de célébrer la glorieuse, quoique trop courte, destinée de ce créateur.

C’est, en effet, une entreprise téméraire, imprudente même, que de dresser une statue ou un buste sur l’une des places de Paris : la justifier uniquement par la grandeur de l’homme qu’il s’agit d’illustrer est commettre une double erreur dont pourra souffrir à la fois sa mémoire, qui risque d’être offensée d’un représentation inhabile et sans grâce, et la magnifique cité sur laquelle d’impérissables chef-d’oeuvre font rayonner depuis des siècles une couronne de noblesse intellectuelle et de beauté

(...)

Sans doute, le moteur à explosion a triomphé du moteur à vapeur auquel Serpollet a attaché son nom. Il est vrai aussi que peu de temps après les démonstrations publiques de Léon Serpollet, il se produisit une éclosion touffue d’expériences et de perfectionnements mécaniques qui donnèrent un rapide élan à la nouvelle industrie ; mais la création de Serpollet a un droit d’antériorité incontestable. Pour mieux mesurer sa valeur, reportons nous au jour où les parisiens virent tout à coup circuler dans les rues une sorte de poêle monté sur un fragile châssis, et par où s’échappait un filet de vapeur ; c’était en 1888. En 1890, les journaux publient la relation du voyage de Paris à Lyon accompli sur une voiture automotrice par Serpollet et son fidèle compagnon, M. Archdeacon. Dès ce moment, le public commence à suivre avec curiosité les aventures de la nouvelle machine : le bruit se répand que Serpollet lance à travers les foules, les carrefours encombrés, les promenades élégantes de Paris, une chaudière dans laquelle la pression dépasse 270 kilos par centimètre carré, c’est à dire la pression d’une locomotive entraînant un train de grande vitesse. On proteste, on s’alarme, on écrit aux journaux.

(...)

[Le Préfet de police] avait ouï parler des prouesses de Léon Serpollet ; amateur de sport et le coeur pitoyable aux pauvres inventeurs, prêt à sympathiser avec celui-ci (...), il décida que Serpollet lui amènerait lui-même son appareil. Le jour dit, les voûtes de la maison de la Cité retentissaient pour la première fois du souffle du bruyant teuf-teuf. Le Préfet, gravement, l’examine et, posant un regard sévère sur le constructeur, lui dit : “On vous accuse, Monsieur Serpollet, d’être un danger public. Eh bien, voyons cela, je monte à côté de vous ; conduisez-moi.”. On partit ; tout alla pour le mieux.  Le Préfet rapportait de cette rapide inspection à travers le quartier Saint-Martin une moisson de renseignements précieux. Il avait enregistré notamment le répertoire complet, paroles et musique, des injures de cochers de Paris, mais Serpollet avait cause gagnée. (...)

Messieurs, c’est pour nous une grande fierté et un devoir de proclamer au pied de ce monument le mérite des ingénieurs sans diplômes et ce nombre considérable d’inventeurs d’ateliers à la collaboration de qui l’industrie de l’automobile a dû, depuis son origine, l’extraordinaire rapidité de ses progrès. Considéré de haut, l’automobilisme est la manifestation la plus originale et la plus spontanée, il est l’expression la plus élégante et la plus robuste du génie populaire français.

(...)

Buletin municipal officiel de la Ville de Paris, lundi 26 juin 1911, p. 2511


Hôtel Mercédes. Env. 1905. 9, rue de Presbourg, XVIe ardt

Hôtel Mercédes. Env. 1905. 9, rue de Presbourg, XVIe ardt


- Sur le site Gazoline.net, un résumé des aventures technologiques et industrielles de Léon Serpollet
- Sur l'indispensable Paris 1900, une présentation de l'Hôtel Mercédes de Georges Chedanne

0 commentaires:

Enregistrer un commentaire