dimanche 17 avril 2011

Salamandre

Ruine de l'ancien hôtel de ville. Salamandre de François 1er. Square Léopold Achille, IIIe ardt.



Paris est en feu. La Commune fait sa retraite de Moscou. On ne reprend pas Paris, on reprend des incendies. Deux Anglais déjeunent, à côté de moi, dans la grande salle à manger de l'hôtel des Réservoirs, et, de leur conversation, j'ai saisi cette phrase, dite du ton le plus calme.
— Montretout is the best place to see Paris burn. (Montretout est la meilleure place pour voir brûler Paris.)
Pendant que cet Anglais me donnait ce précieux renseignement, un gamin crie sous les fenêtres de l'hôtel : Demandez la dernière édition du Petit Moniteur... L'incendie de Paris... Un sou, le grand incendie de Paris...
Et, à côté de moi, un vieux monsieur décoré se fâche, mais se fâche tout rouge, parce qu'on vient de lui servir un bifteck trop cuit.
— Saignant, dit-il au garçon, je vous l'avais demandé saignant !
Allons donc à Montretout, puisque c'est la meilleure place pour voir brûler Paris. Les Anglais sont gens pratiques et connaissent les bons endroits. Nous allons à Montretout, X*** et moi. Temps admirable... Pas un souffle d'air... Les colonnes de fumée montent toutes droites vers le ciel... Il y a là beaucoup de monde ; on cherche à s'orienter.
— Qu'est-ce qui brûle là ? — C'est le ministère des finances. — Et là, un peu plus à gauche?— C'est le Palais-Royal. — Et par là, plus à droite. — C'est le conseil d'État...
Tout d'un coup, détonation très forte et lourde colonne de fumée. C'était l'explosion de la poudrière du Luxembourg. Nous l'avons su, le soir.
Un Anglais est installé là, à Montretout. Il a trois lorgnettes... trois... une grosse jumelle... une petite... et une longue-vue avec un pied... De temps en temps, il consulte un plan de Paris et il prend des notes sur un petit calepin... Sa figure rayonne autant que peut rayonner la figure d'un Anglais. Il est au bon endroit, le temps est clair, ses lorgnettes excellentes, et Paris brûle ! De temps en temps, il s'assied sur un petit pliant... Il n'a rien oublié... il a son pliant. Rien de plus irritant que la vue de cet Anglais épanoui et souriant... Cela donne le désir de voir un peu brûler Londres. 


Vestige de l'ancien hôtel de ville. Pomone. Square Léopold Achille, IIIe ardt.


28 mai 1871
Par de petits sentiers, ouverts au milieu des barricades qui ne sont pas encore démolies, j'arrive à l'Hôtel de Ville. La ruine est magnifique, splendide, inimaginable : c'est une ruine, une ruine couleur de saphir, de rubis, d'émeraude, une ruine aveuglante par l'agatisation qu'a prise la pierre cuite par le pétrole. Elle ressemble, cette ruine, à la ruine d'un palais magique, illuminé, dans un opéra, de lueurs de feux de Bengale. Avec ses niches vides, ses statuettes fracassées ou tronçonnées, son restant d'horloge, ses découpures de hautes fenêtres et de cheminées restées, je ne sais par quelle puissance d'équilibre, debout dans le vide, avec sa déchiqueture effritée sur le ciel bleu, cette ruine est une merveille de pittoresque à garder, si le pays n'était pas condamné sans appel aux restaurations de M. Viollet-le-Duc. Ironie du hasard ! Dans la dégradation du monument, brille sur une plaque de marbre intacte, dans la nouveauté de sa dorure, la légende menteuse: Liberté, Égalité, Fraternité.



Ruines de l'ancien Hôtel de ville (élément de 1837). Square Paul Langevin, Ve ardt.


Lundi 12 juin 1871 
Burty me montre, ce soir, des fragments ramassés à l'Hôtel de Ville, des tessons, des morceaux de matière calcinés, pareils à des scories de pierres précieuses. De la cloche, de la cloche historique, qui a fondu goutte à goutte, comme une bougie, il y a un bout de métal qui ressemble à ces surfaces de bronze ondulées, avec lesquelles les Japonais représentent des flots. Il me fait voir encore un morceau de vase en grès liquéfié, en me disant qu'il faut 1 500 degrés de chaleur, dans un four à potier, pour obtenir ce résultat.


 Journal des Goncourt. Edmond de Goncourt
 
 L'HOTEL-DE-VILLE
A tout seigneur, tout honneur ! Commençons cette lugubre revue par l’Hôtel-de-Ville, ces Tuileries de la République.
De toutes les ruines de Paris, ce sont, d’ailleurs, les plus complètes et, si je puis m’exprimer ainsi, les plus effroyablement belles. Dans la plupart des autres palais, l'œuvre de la destruction ne s’est pas accomplie jusqu’au bout : il reste tout au moins des murs respectés par le feu, quelque chose comme la carapace du monument, comme son contour et son enveloppe, qui, de loin, peut faire encore une certaine illusion. Ici, rien de pareil. Il semble que la masse noircie, calcinée, tourmentée, déchiquetée jusqu’en ses moindres recoins par les caprices formidables d’une flamme infernale, qu’alimentaient des fleuves de pétrole, ne se tient plus debout que par un miracle, et que ce grand spectre va s’évanouir au premier souffle du vent.
Nulle part la rage des incendiaires n’a laissé des témoignages plus saisissants. On dirait qu’ils ont communiqué à l’incendie leur fureur sauvage, dont la trace matérielle reste visible encore dans les convulsions de la pierre. On surprend, pour ainsi dire, sur le cadavre de l’Hôtel-de-Ville, les mouvements désespérés de l’agonie, et il est telle partie de sa façade qui s’est tordue et recroquevillée sous l’action du brasier comme une feuille de parchemin. L’horreur y atteint au sublime. Si les ruines ont une âme, celle des fous féroces qui, pendant plus de deux mois, souillèrent de leur présence et déshonorèrent de leurs décrets stupides ou infâmes le monument de Dominique de Cortone, habite encore ces lieux et place sur ces décombres.
Devant ce spectacle, dont la physionomie pittoresque atteint à l’accent dramatique, on se surrend dans une admiration dont on rougit comme d’un crime. Partout ailleurs, à Baalbek, à Palmyre, à Luxor, à Karnak, on admirerait sans remords et sans arrière-pensée. Il y a ici des squelettes de pavillons, des fantômes de cheminées monumentales qui se dressent sur une mer de débris, comme le géant Adamastor au milieu des flots, des fenêtres qui ressemblent à des brèches faites à coups d’obus, des portes béantes qui ouvrent sur l’abime, des galeries qui aboutissent brusquement au vide, des campaniles qui émergent du gouffre, des arcades dessinant sur le ciel bleu leur silhouette branlante et noircie, des niches qui se dressent isolées comme les créneaux démolis d’une citadelle féodale, bref un ensemble fantastique et fier à la fois, qui a l’air d’une ébauche sauvage tracée par quelque grand artiste dans un moment de fièvre, et qui inspirerait admirablement le burin d’un Piranèse ou le pinceau d’un John Martin. Mais il faut se hâter, si l’on veut jouir de ce coup d’oeil dans toute sa magnificence terrible. Le temps a déjà adouci ces teintes heurtées, estompé ces tons violents, et jeté sur ces lignes tumultueuses une harmonie plus calme. Les travaux de déblaiement ont modifié aussi la physionomie première. Sous peu de temps peut-être, il n’en restera plus que le souvenir.
On se propose, dit-on, de rebâtir très-prochainement l’Hôtel-de Ville. Ne vaudrait-il pas mieux entourer ces ruines d’une grille et les conserver au centre de Paris comme un témoignage persistant des crimes et des folies de la Révolution? l faut que Paris n’oublie pas, et il oubliera bien vite, si on ne laisse sous ses yeux aucune trace de ce qu’il a souffert. Il y aurait là encore un autre avantage : ce serait de rompre, ou tout au moins de dérouter la tradition révolutionnaire, en lui enlevant son centre et son rendez-vous. S’emparer de l’Hôtel-de-Ville, c’est le mot d’ordre, l’effort principal et le but suprême de tous les coups de main que tentent périodiquement à Paris les soldats du désordre, et qui réussissent trop souvent. La victoire est considérée comme acquise, dès qu’on s’est emparé du monument qui fut le siège de la Commune insurrectionnelle de 92, et qui est devenu, depuis, celui de tous les gouvernements provisoires et de toutes les Républiques plus ou moins démocratiques et sociales. Il faudrait que le peuple en armes apprit un autre chemin, et ceux qui savent la puissance de l’habitude et de la routine sur les masses ne doutent pas du désarroi que ce simple changement de local jetterait dans les insurrections. Que les émeutiers de demain aillent s’emparer du Luxembourg, où l’on a transféré les services municipaux, croyez-vous que ce soit la même chose et que cela produise le même effet sur les imagination que cette classique prise de l’Hôtel-de-Ville, qui renouvelle à chaque génération d’insurgés l’orgueil et la joie de la prise de la Bastille?
Nous ne mentionnerons que pour mémoire les riches tentures, tapisseries et rideaux, les meubles précieux, les marbres, les glaces, les vases de Sèvres, les lustres de cristal, l’orfèvrerie de table, toutes ces magnificences qui avaient été réunies là comme dans un musée de l’industrie contemporaine. A lui seul, le surtout d’argent et d’or, sorti de la fabrique Christofle et fondu par le célèbre orfèvre sur les dessins de M. Baltard et d’autres artistes distingués, est une perte considérable ; non, certes, que tout fût parfait comme art dans ce service, mais parce qu’il caractérisait bien le goût magnifique et fastueux qu’on a vu régner à l’Hôtel-de-Ville pendant les vingt dernières années.
L’escalier en fer à cheval de la cour louis XIV s’est enseveli dans les ruines. Que reste-t-il de la grande salle de bal, dite Galerie des Fêtes? Des pans de murs corrodés par le pétrole, des débris de riches colonnades, des monceaux de fer tordu et des vestiges de ces candélabres dont chacun, aux jours de réjouissances, faisait étinceler cent bougies.
Par un bonheur presque merveilleux, on a retiré des décombres, sans qu’elles eussent subi l’atteinte de la flamme, les deux statues de bronze de Louis XIV et de François Ier, qui ornaient, près de la cour d’honneur, les galeries du rez-de-chaussée. Singulier contraste, dont pourrait s’emparer un faiseur d’antithèses, que ces rois, protecteurs de l’art, reparaissant comme des juges implacables au milieu des débris amoncelés par le plus hideux des vandalismes!


 

Louis XIV, bronze de Coysevox érigé à l'Hôtel de ville le 14 juillet 1689. Musée Carnavalet.
 

La seule de toutes les salles de l’Hôtel-de-Ville qui ait été à peu près épargnée, c’est la salle Saint-Jean, où, dès le 12 septembre 1871, autour de la grande roue des tirages, endommagée par le feu, mais soigneusement réparée, on a pu réunir, comme à l’ordinaire, les souscripteurs à l’emprunt municipal de 1869.

Les pertes de la peinture sont immenses : le feu a dévoré l’Apothéose de Napoléon, cet admirable plafond d’Ingres. Citons les autres plafonds qui ont péri en même temps que ce chef-d'œuvre : le Zodiaque, de M. Schopin, dans le salon des Arcades ; Paris récompensant les Beaux-Arts, de M. Picot, dans le même salon ; le Repos après l’anarchie, de M. Riesener, dans l’une des salles dites des Prévôts ; les Communes remerciant Louis le Gros, de M. Muller, dans la salle des Cariatides ; la Terre éplorée obtenant le retour de la Paix, et tout le vaste ensemble des peintures d’Eugène Delacroix, dans le salon de la Paix ; enfin, dans la galerie des Fêtes, l’Histoire de l’Humanité, de M. Henri Lehmann, suite de vastes compositions, qui n’occupaient pas moins de cent quarante mètres, et comprenaient cent quatre-vingt figures. Nous avons à regretter encore, par mi les pertes principales, les peintures de la salle à manger, par M. Jadin ; le portrait de Napoléon 1er, par Gérard, des œuvres de Léon Cogniet, de Landelle, de Benonville, de Cabanel et de bien d’autres encore.
L’incendie ne s’est pas borné à détruire dans l’Hôtel-de-Ville les richesses de l’art, il a anéanti aussi celles de la science et de l’histoire. Les archives du palais municipal et sa bibliothèque, composée de cent cinquante mille volumes, ont été réduites en cendres, sans qu’on en ait pu sauver aucun vestige. Cette précieuse collection était l’oeuvre de soixante années de recherches et d’acquisitions successives. Les différents administrateurs qui s’étaient succédés à la tête de l’édilité parisienne avaient tous consacré leurs efforts à faire de cette bibliothèque l’ensemble le plus complet de documents relatifs à notre histoire municipale. On trouvait là, outre des livres sur presque toutes les matières, une série d’ouvrages spéciaux sur les antiquités de la ville de Paris et à l’histoire des villes de France ; de rares et précieuses collections de journaux, des livres d’économie politique et d’administration. On y comptait aussi cinq cents manuscrits, parmi lesquels nous citerons la collections des recherches de Beffara sur l’Opéra et le Missel de Juvénal des Ursins. En outre, on y avait déposé, pendant le siège, trois manuscrits importants de la Bibliothèque nationale, relatifs à l’histoire de Paris ; ils ont péri également, comme les matériaux amassés pour la grande publication historique et archéologique, entreprise sur l’ordre de M. Haussmann, quatre ou cinq ans avant sa chute.


 

Incendie du 24 mai 1871. Lithographie de Sabatier
 
Tout ces trésors ne sont plus maintenant qu’un souvenir. Vainement on relèverait l’Hôtel-de-Ville de ses ruines, on ne saurait faire sortir de la cendre, en même temps que ses pierres, les titres disparus de son histoire et les chefs-d’oeuvre de l’art qui se sont engloutis dans son désastre.
Nous le disions en commençant, peut-être serait-il bon qu’on laissât l’Hôtel-de-Ville dans l’état où l’ont mis les barbares de la Commune : il y aurait là un grand enseignement qui ne serait pas sans profit pour nos destinées sociales. Déjà nous nous figurons le spectacle saisissant de ces murailles envahies par les plantes grimpantes, de ces murs à demi écroulés où les feuillages viendraient s’enrouler aux arabesques de la pierre. Les images à demi brisées des Parisiens illustres, au fond de leurs niches revêtues de mousse, sembleraient gémir sur les malheurs de la cité.



Ruines de l'ancien Hôtel de ville, élément de 1837. Square Paul Langevin, Ve ardt.


Et si, devant ces ruines faites par la barbarie des hommes, plus cruelle que l’injure du temps, un artiste inspiré taillait en marbre ou coulait en bronze, pareille à l’image d’un prophète qui pleure sur les lieux dont il a prédit la désolation, la statue de Lamartine, repoussant le drapeau rouge d’un geste noble et dédaigneux, là même où il opposa si souvent sa poitrine, comme une infranchissable barrière, aux précurseurs des incendiaires de l’Hôtel-de-Ville ; si l’on gravait sur le piédestal les mots sublimes avec lesquels il fit retomber dans la boue cette bannière qui porte les couleurs du sang et de l’incendie, la leçon qui se dégage de ces débris éclaterait alors à tous les yeux et à tous les esprits avec une irrésistible éloquence. Puisque l’infâme drapeau était au forfait, il serait juste qu’éternellement il demeurât à la honte.

Paris et ses ruines en mai 1871, précédé d'un coup d'œil sur Paris, de 1860 à 1870 et d'une introduction historique : monuments, vues, scènes historiques, descriptions, histoire... Victor Fournel. ; dessins et lithographies par MM. Sabatier, Philippe Benoist, Jules David, Eugène Ciceri... [et al.] .  2e éd. Charpentier, Paris, 1873


 

Les ruines en 1871

UNE VISITE AUX RUINES

Arrivons donc à la place de l'Hôtel-de-Ville, où la dévastation se déroule dans toute sa grandiose horreur. L'âme reste douloureusement accablée devant cette jeune ruine faite de main d'homme.
La frénésie d'abominables sectaires a détruit en un jour ce qui devait durer des siècles.
Le feu n'a rien épargné. Il s'est promené partout en vainqueur, dévorant, calcinant ce qu'il laissait debout, et, guidé dans son aveugle fureur par une infernale volonté. Des démons l'œuvre n'auraient pas mieux fait. Du côté de la place de Grève, l'élégante façade que dominait naguère le svelte campanile caractéristique des hôtels de ville se développait lamentablement démantelée, lézardée, trouée de jour, découpant sur le ciel les angles de ses brèches, colorée de tons étranges par la palette ardente de l'incendie. Sur la façade, les statues des savants, des artistes, des magistrats, des édiles, des personnages célèbres, l'honneur et l'ornement de la Cité, se tordaient avec des poses convulsives comme, sur le quemadero d'une vieille ville espagnole, les victimes d'un immense auto-da-fé. Brûler le génie, brûler la gloire, brûler la vertu, brûler l'honneur, en effigie du moins, quelle joie satanique, quelle jouissance atroce pour ces âmes perverses ! Heureusement on ne peut mettre le feu à l'histoire avec un jet de pétrole. Le Présent, dans ses fureurs, ne peut supprimer le Passé irrévocable. C'était pitié de voir ces pauvres grands hommes manchots, boiteux, décapités, coupés en deux, ces glorieux mutilés, zébrés de noir par les brûlures, égratignés de blanc par les projectiles, selon les hasards de l'incendie ou de la bataille. Dans le tympan de la porte du campanile on distinguait la silhouette du bas-relief arraché représentant un Henri IV équestre ; on eût dit une ombre portée, fixée au mur par un procédé inconnu, après le passage du cavalier. Seulement cette ombre était blanche.


 

Le Henri IV qui ornait la façade de l'ancien Hôtel de Ville. Bronze de Lemaire, 1838. Musée Carnavalet.
  Désormais, les bons habitants de Paris ne régleront plus leur montre sur ce cadran rival du cadran de la Bourse, qui, la nuit, rayonnait lumineux au front sombre de l'édifice ; l'horloge s'est abîmée dans l'écroulement intérieur du beffroi.
La cour où l'on pénètre en dépassant cette porte ressemble la cheminée d'un volcan. C'est là, en effet, qu'était situé le cratère principal : dix tonneaux de poudre avaient été descendus dans les caves aux voûtes épaisses. L'éruption fut si violente que toutes les saillies des parois intérieures furent rasées, et que le Louis XIV de bronze qui fait pendant au François ler, sur la plate-forme de cet escalier par où montèrent et descendirent les invités de tant de fêtes splendides, se détacha de son piédestal et roula au milieu de la fournaise, bientôt étouffée sous l'énormité des éboulements.
Plus d'acanthes aux chapiteaux, plus de cannelures aux colonnes, plus de modillons aux corniches, plus de frontons aux fenêtres, il semble que toutes les chairs de l'édifice aient été consumées et qu'il n'en reste plus que l'ossature.
Sous la conduite d'un guide, nous nous engageâmes dans un dédale de couloirs et de passages à demi déblayés, où seul nous n'eussions pas trouvé notre chemin, quoique nous soyons souvent allé à l'Hôtel de Ville, tant la figure des lieux est changée. Nous passâmes d'abord par les cuisines, les offices et ces salles basses dallées de pierre où l'incendie avait trouvé moins d'aliments qu'ailleurs, pour arriver à l'escalier menant aux appartements de réception. Quel spectacle lamentable que celui de cette destruction stupide ! Des salons splendides il ne survivait que des murailles fendillées, cuites comme au four, conservant à peine les lignes des distributions primitives. Les dorures avaient disparu à chaque instant, les stucs des parois se détachaient par larges croûtes et s'écrasaient sur les parquets dont le bois avait brûlé. Le marbre des colonnes converti en chaux était devenu spongieux ou friable. Nul vestige de l'ancienne magnificence. La galerie des fêtes affreusement saccagée ne gardait des peintures de Henri Lehmann que de vagues traces dans les arcatures et les pénétrations latérales. Tous les grands panneaux de la voûte n'existaient plus. Cet immense travail presque improvisé qui faisait tant d'honneur à l'artiste, s'est effondré avec la voûte elle-même. Dans la salle des cariatides voisine de la galerie des fêtes, on distingue encore à peu près, à travers la suie, les ampoules et les craquelures, les compositions de Cabanel représentant les Douze mois. On en retrouve sous le voile de fumée les principales lignes, mais les couleurs carbonisées n'ont plus leur valeur. De tous les mois de l'année, Janvier est celui qui a fait la plus belle résistance il est resté presque intact. Un poëte du seizième siècle n'eût pas manqué d'équivoquer et de faire des antithèses sur ces glaçons et sur ces flammes, sur ce combat de Vulcain contre l'Hiver, combat où le dieu des frimas avait eu l'avantage. Ces peintures charmantes pouvaient se compter parmi les plus gracieuses du maître.


 

La grande salle des fêtes. Lithographie de Sabatier
 
En parcourant ces salles dévastées, nous sentions craquer sous nos pas des fragments de porcelaine colorés d'un bleu vif ; c'étaient les débris du service de gala. Nous rencontrions aussi des scories bizarres, d'apparence vitreuse, figées dans des formes imprévues, provenant des cristaux fondus et réduits en poudre par l'intensité de la chaleur. Les fermes de fer des plafonds s'étaient tordues comme des branches de bois vert dans l'infernal brasier et pendaient à l'intérieur des chambres démantelées ; on eût dit les cordages rompus d'un vaisseau dont la poudrière aurait sauté.
Après bien des détours, nous arrivâmes en gravissant un escalier dont les marches avaient été provisoirement remplacées avec des planches à une porte ouvrant sur un gouffre fait par la profondeur de trois étages dont les plafonds s'étaient effondrés sous la violence du feu et formaient au rez-de-chaussée un chaos de décombres.
Sur la paroi de l'immense muraille s'élevant d'un seul jet des fondations au comble mis à découvert, se dessinait la cheminée monumentale surmontée du portrait de Napoléon 1er, par Gérard, dont le cadre seul a résisté aux flammes et où s'enchâssait le médaillon en cristal de roche, représentant Napoléon III, chef-d'oeuvre de Froment-Meurice. Au plafond de cette salle, tombé dans ce gouffre au milieu d'un lac flambant de pétrole, rayonnait l'apothéose du premier empereur, d'Ingres, une merveilleuse peinture, ou plutôt un gigantesque camée, supérieur en style, en perfection, en beauté à l'agate de la Sainte-Chapelle, ayant pour sujet Auguste reçu parmi les dieux. Désastre irréparable ! Un chef d'oeuvre qui mettait l'art moderne en état de lutter contre l'art antique, et qui prouvait que, depuis Phidias et Apelles, le génie humain n'avait pas dégénéré, perdu à jamais, réduit en cendres, disparu sans retour! Ils doivent être contents, les barbares féroces et stupides qui envoyaient Homère aux Quinze-Vingts et rêvaient la destruction de Raphaël ; les iconoclastes furieux, les ennemis acharnés du Beau, --cette aristocratie suprême! les calibans monstrueux, fils du démon et de la sorcière Scyorax, toujours prêts à lécher les pieds de Trinculo pour un litre de bleu, êtres difformes pétris de boue et de sang, natures diaboliquement perverses, faisant le mal pour le mal, étonnant par leurs crimes imbéciles la scélératesse elle-même, qui ne comprend plus, et ne retirant de leurs forfaits d'autre profit que l'exécration du monde civilisé ! --Il leur manquera même la triste célébrité d'Érostrate, qui brûla pour s'immortaliser le temple de Diane à Éphèse, car la mémoire humaine se refusera à garder leurs noms maudits.


Tête de Méduse. Bronze de Perlan, 1653. Vantail de l'ancien Hôtel de ville. Musée Carnavalet
 
Dans l'autre pavillon, même, dévastation hideuse. Les peintures d'Eugène Delacroix au salon de la Paix, si fécondes d'invention, si magnifiques de couleur, ne sont plus qu'un souvenir ; on cherche en vain au tympan des arcades ces Douze travaux d'Hercule, à la fois si antiques et si modernes, où la mythologie prenait sous le pinceau fougueux de l'artiste une telle intensité de vie romantique. La Commune a fait au demi-dieu un bûcher plus grand et plus flamboyant que celui de l'Œta d'où il a pu de nouveau s'élancer vers l'Olympe. Le héros qui tua le lion de Némée, le sanglier d'Érymanthe, l'hydre de Lerne, les oiseaux du lac Stymphale, dompta le taureau de Crète et les chevaux de fers, délivra Iiésione de l'orque marine, eût peut-être hésité devant les monstres de la Commune, si Eurysthée lui eût commandé de les combattre.
La salle du Zodiaque, renfermant les peintures de L. Cogniet, est entièrement saccagée, de même que la salle de François 1er avec sa belle cheminée ornée de sculptures de Jean Goujon. Sur la frise de la salle à manger, on aperçoit encore quelques vestiges des petits génies jouant avec ces attributs de chasse et de pêche, de Jadin. Le long d'un couloir, les tableaux d'Hubert Robert, un peu abrités de la flamme, n'ont fait que roussir ; mais les sites des environs de Paris, dus aux plus célèbres paysagistes de ce temps-ci sont brûlés comme si on les eût jetés dans le cratère de l'Etna. Il faudrait un catalogue pour énumérer toutes les pertes d'objet d'art causées par l'incendie.


 

Vestige de l'ancien Hôtel-de-Ville. Salamandre. Square Léopold Achille. IIIe ardt.
 

Pendant que nous parcourions le gigantesque décombre, les nuages s'étaient formés d'un noir d'enfer ou d'un gris sulfureux, gros d'électricité et de tempête. Ils passaient au-dessus de l'édifice sans toit, comme d'immenses oiseaux de nuit fuyant devant la rafale. La pluie tombait fouettée par le vent dans les salles hypéthres illuminées subitement d'éclairs blafards. Le tonnerre retentissait avec un fracas sinistre répercuté par les profondeurs vides du monument ruiné, et pour regagner la porte d'entrée, nous fûmes obligé de contourner et parfois de traverser des flaques d'eau, de petits lacs amassés au fond des couloirs et des cours. La tempête sur cette ruine, c'était une harmonie superbe !
 

Tableaux de siège : Paris, 1870-1871 de Théophile Gautier, Charpentier, Paris, 1871

 

Lucarne du grand pavillon méridional de l'Hôtel de ville au 16e siècle. Renommées et têtes de Méduse. Jardins du Trocadero, XVIe ardt.
Lucarne de l'Hôtel-de-Ville actuel. Renommées et têtes de Méduse par Louis Meunier (env. 1880)


Salamandre (env. 1880). Voûte de la porte centrale de l'Hôtel de ville, IVe ardt.

Livre du centenaire de la reconstruction de l'Hôtel de Ville : 1882-1982. Ville de Paris, Bibliothèque administrative. Paris, 1982

La porte de l'ancien Hôtel-de-Ville de Paris : découverte et identification d'un vantail orné de bronzes de Perlan. Alexandre Gady. Revue de l'art, 1999

lundi 4 avril 2011

Le sonnet d'Arvers



Bronze posé sur la maison natale de Félix Arvers. 12, quai d'Orléans, IVe ardt.

Un monument au pauvre Arvers !
Qu'a-t-il donc fait ? – Quatorze vers.